L'art peut ne pas être que matière à extase; il se doit d'être aussi un domaine d'étude. Mais pour ce faire, encore faut-il savoir interroger les oeuvres. Prenons, en guise d'exemple, une statuette inédite et essayons d'en tirer le maximum d'enseignement. On cherchera d'abord à s'appuyer sur les sources reconnues de l'égyptologie en consultant le monumental Manuel d'Archéologie égyptienne de Jacques Vandier, au tome III, page 437 : P.N.E.III. - Femme debout. A. - Bras tombant naturellement le long du corps, les mains étant ouvertes, parallèles aux cuisses. Nous voilà renseignés sur la typologie ; mais avouons que l'oeuvre n'en reste pas moins muette... Essayons plutôt d'établir par nos propres moyens, si limités soient-ils, une fiche technique de l'oeuvre: en scrutant l'objet avec autant d'attention qu'il est possible, en ne laissant échapper aucun détail (car chaque détail peut être riche d'enseignement), en tirant de chacune de nos observations le maximum d'informations et en analysant la matière ainsi rassemblée avec rigueur, nous pouvons espérer (et nous devons espérer) que la statuette nous livrera d'elle-même ses secrets. Une telle étude se fait par paliers.
L'oeuvre reprèsente une femme debout, les deux bras collés au corps, le pied gauche en avant; elle porte une longue robe moulante et une perruque dont les deux pans encadrent son visage et retombent jusqu'au-dessus de la poitrine ; elle est appuyèe à un pilier dont le revers est couvert de hièroglyphes.
Il s'agit d'un calcaire de qualité médiocre, rêche et granuleux ; ce n'est pas là le beau calcaire blond des carrières de Haute-Egypte, mais plutôt celui du Delta, dont les Grecs durent apprendre, souvent à leur détriment, combien il est traître au ciseau, lâche et cassant à la fois.
Le travail du sculpteur est étrangement complexe: à la fois d'un extrême raffinement dans le détail, et d'une grande maladresse dans le traitement général de la forme. L'oreille est finement ourlée, la perruque savamment ordonnée, mais les bras sont trop longs, la taille trop courte et les jambes abusivement épaisses. Ces quelques constatations nous permettent d'approcher la personnalité même de I'artiste : un homme qui bénéficiait d'une solide formation, mais à qui il manquait cette grâce naturelle qui voulait qu'aux grandes époques une oeuvre ne flt jamais montre de la moindre défaillance.
A ce premier palier, nous pouvons faire déjà le point: nous avons affaire à une statue de femme de très petites dimensions, taillée dans un matériau grossier par un artiste habile, mais manquant résolument de génie. A la lumière de ces premières données, nous allons essayer de dater l'oeuvre: il est une période où l'on a préféré aux grandes figures d'antan les statuettes de petite taille, et où l'inventivité de l'artiste a été supplantée par l'habileté de l'exécutant: la Basse époque (XXIe-XXXe dynasties, soit 1085-333 av. J.-C.), et plus particulièrement les XXVe et XXVIe dynasties, dites saïtes (751-525 av. J.-C.).
Un examen plus détaillé du style même nous confirme dans cette hypothèse: l'attitude archaisante de la figure, sa raideur, son caractère conventionnel, témoignent de cette tentative de retour au langage plastique des premières dynasties, ce passéisme délibéré qui, pendant près de deux siècles, fut le fondement même de l'esthétique égyptienne. Notre inconnue n'est pas sans rappeler les porteuses d'offrandes des mastabas memphites, ou certaines épouses des fonctionnaires qui s'illustrèrent sous les règnes des Sahouré, des Téti ou des Pépi (Ve et VIe dynasties, 2565-2265 av. J.-C.).
Mais sur le plan plastique, il y a autant de distance entre notre dame et ses illustres ancêtres qu'entre le néo-gothique de Charles X et les grandes cathédrales. L'analogie n'est pas forcée, car sous Psammétique Ie comme sous Charles X, le prestige du Trône et de l'Etat était à ce point terni qu'il fallut recourir aux modèles du grand passé pour revigorer un système devenu caduc. Ce besoin désespéré de se rallier aux heures gloneuses pour se justifier dans ses prérogatives est l'un des traits les plus significatifs de l'école dite néo-memphite.
Nous avons atteint ainsi un deuxième palier: notre statuette est à situer de façon presque certaine entre la XXVe et la XXVIe dynasties, et appartient à la production des ateliers saites. Et si nous essayions d'aller plus loin? Serait-il possible de découvnr maintenant la fonction, voire le nom de la dame ?
En reprenant l'oeuvre, nous remarquons que le modèle porte une perruque au volume imposant, ornée de deux ailes encadrant son visage, en forme de dépouille de vautour. Or nous savons que la dépouille devautour est depuis toujours la coiffure rituelle des reines-mères et des Divines Adoratrices d'Amon. De fait, le caractère royal ou divin de notre dame est bien attesté : en y regardant de près, on distingue sur son front une minuscule cavité qui, alors, devait assurer la fixation d'un petit uræus de bronze, d'argent ou d'or. La dame était donc de sang royal. S'agit-il d'une reine-mère ou d'une Divine Adoratrice ? En reprenant notre examen, on distingue une cavité sur le plat de la perruque qui marque l'emplacement d'une couronne rapportée; il devait s'agir selon toute vraisemblance de la coiffure amonienne surmontée des deux imposantes plumes ou rémiges. Cette seconde cavité présupposant un insigne divin nous permet donc d'affirmer que la dame appartint au haut clergé, et qu'elle y tint indubitablement le rang d'Adoratrice.
Cette statuette fut achetée en 1969 à un antiquaire du Caire qui put affirmer que l'oeuvre provenait des fouilles de Sais. Le renseignement est troublant: pourquoi a-t-on honoré jusque dans la capitale du Delta une Divine Adoratrice, dont l'obédience était, on le sait, strictement thébaine ? Les annales du temps peuvent nous aider à retrouver la clef de ce mystère: la chronique saïte nous apprend en effet que Psammétique Ier (664-610 av. J.-C.), pour assurer sa domination sur la Haute-Egypte, réussit à faire adopter sa fille Nitocris par la Divine Adoratrice Chapenoupet II, fille du pharaon Piankhi, alors en fonction. Cette manoeuvre adroite eut pour effet premier d'assurer au roi un oeil dans Thèbes. Ainsi Nitocris, rebaptisée Chapenoupet III, devint l'un des instruments les plus précieux de la politique royale. C'est ce qui lui valut sans doute un culte particulier hors de son domaine, et jusque dans les murs de ses pères. Nous voilà au terme de notre recherche. Un jour, de nouvelles lumières sur la période viendront peut-être en infirmer le résultat. Mais le but était de montrer qu'une étude basée sur le seul examen raisonné d'un monument, si modeste soit-il, pennet de mettre en évidence, avec quelques connaissances et de la logique, le caractère fondamental d'une époque.