2- juillet 97: Les illusions perdues

Charles Gleyre

Juin 1835. Une lourde felouque s'arrête à Philae. A son bord, un artiste suisse, le front haut, le regard profond, mais la lèvre morose, qui bientôt s'exclame:

"Dieu, que cette énigme perpétuelle et cette apparente monotonie dans les hiéroglyphes ont quelque chose d'impatient!"

Charles Gleyre n'a certes pas l'étoffe d'un Champollion; mais il a d'autres qualités, que révèle d'emblée le croquis du kiosque de Trajan qu'il fit en abordant: net et transparent à la fois, comme l'est la lumière de Haute-Egyte en plein midi.

Le 6 juillet la cange s'arrête face à Abou-Simbel.
"Beau spectacle. Quelle paix! Quel silence! Le large fleuve coule avec tant de majesté; la lune en effleurant ses rides légères semble y laisser comme une traînée de perles. Les palmiers balancent avec grâce leurs têtes échevelées. Les formes adoucies de la montagne-temple par cette belle nuit ont quelque chose de plus imposant. Le mystérieux et vaste désert étale de toute part ses plaines inconnues ... Oui, cela est beau."
Et, saisi soudain, Gleyre soupire: "O! chères et douces illusions de ma jeunesse, hélas! trop tôt dissipées, vous êtes donc perdues, perdues à jamais... L'âme regimbe à cette dure, triste et fatale conviction... J'ai tout rêvé, même un nom glorieux: bien ou mal employé, le temps dans sa démarche inexorable a fui sans retour... Ces réflexions ont troublé mon esprit, semblables à un corps lourd qui en tombant dans une claire fontaine trouble ses eaux, faisant remonter à la surface la vase déposée au fond."

Dans son trouble, Gleyre se rend-t-il compte qu'il vient de trouver là le titre du tableau qui fera sa gloire huit ans plus tard au Salon de 1843: Les illusions perdues?

Source: Jacques-Edouard Berger, catalogue de l'exposition "Charles Gleyre ou les illusions perdues", 1974/1975.

Truus Salomon-de-Jong