1791. Londres. La Royal Academy ouvre ces portes au public pour l'exposition
annuelle des artistes londoniens. S'y trouvent les fameux portraits de
Reynolds, de Romney, quelques toiles historiques dont le Cincinnatus de
Webbs qui a été l'une des sensations de ce salon.
Au milieu de l'une des salles les plus importantes, nous verrions un
tableau qui nous arrêterait comme il a arrêté tous les
Londoniens de cette époque. Dans le catalogue ce tableau porte pour
titre "Le Cauchemar". Il est dû à un peintre anglais,
du moins le catalogue le dit, qui s'appelle Fuseli*.
Le tableau représente une chambre à coucher obscure,
meublée, au premier plan, d'un lit à l'antique avec des courtines
couleur pourpre et une passementerie incroyablement lourde formant ciel
de lit. Une table de toilette avec une tasse à tisane vide et même
l'amorce d'un miroir. Sur le lit la figure très étrange d'une
jeune femme marmoréenne qui paraît anéantie. Elle porte
une longue robe d'intérieur grecque, semi-transparente bleutée
comme les chairs de cette jeune femme déjetée au bas du lit.
En s'approchant dans un clair-obscur extrêmement goudronneux, nous
verrions apparaître, dans les courtines du lit, une tête de
cheval avec des yeux énormes, globuleux, saillants, brillants comme
des opales, verdâtres, bleuâtres. Sur le sternum de la jeune
femme, un singe ou un gnome, un être ricanant, abominable, qui est
l'acteur du tableau, le seul à nous regarder.
Qu'a-t-elle d'original, cette oeuvre? Pour la première fois dans l'histoire de l'art, un peintre s'intéressait au phénomène du rêve. Mais ce n'est pas tout ce que Füssli a voulu y mettre. Le dialogue qu'il propose est beaucoup plus que le dialogue d'une confrontation avec le sommeil ou avec l'inconscient ou même avec le fantastique que manifeste l'inconscient. En fait nous sommes devant le cauchemar. Nous voyons la jeune femme comme une victime offerte, consentie, épuissée, elle n'existe presque plus. Par contre ceux que nous regardons sont les monstres, ces espèces de vampires, qui l'ont vidée. En les regardant et en acceptant leur regard, nous devenons presque les complices du cauchemar. C'est cela que Füssli a voulu manifester, cette complicité avec l'au-delà, cet au-delà auquel il aspirait, mais qu'il n'a jamais voulu vivre. Sauf dans le Cauchemar.
Comme beaucoup de Londoniens de cette époque, très sensible
à ce romantisme exalté, nous nous attarderions longtemps
devant cette toile. Nous n'aurions peut-être pas eu la malchance
de ces deux jeunes filles anglaises que signale La Gazette de l'époque.
Elles ont été tellement frappées par le tableau qu'elles
se sont évanouies.
En cette année 1791, au matin de l'ouverture de l'exposition
annuelle de la Royal Academy, la découverte de ce tableau de Füssli
marque un des grands moments du début de l'histoire passionnante
du romantisme.
* En Angleterre on l'appellait Henry Fuseli. Son vrai nom est Heinrich
Füssli, Suisse, né à Zürich
en 1741.
Truus Salomon-de-Jong