"ADORATION DES BERGERS"
La toile est composée de 5 personnages, sans compter
l'enfant
Jésus et l'agneau. Je crois pouvoir les identifier ainsi :
tout d'abord, à l'extrême
gauche, Marie, vêtue
d'une ample robe rouge sans ceinture, joint les mains; en suivant,
nous voyons un berger
vêtu d'une pelisse brune à col
gris à passementeries : de la main gauche il tient une
houlette.
Entre Marie et lui, un agneau gris mâchonne une tige.
Plus loin, un paysan tenant un chalumeau de la main droite
sourit
béatement. Une servante, vêtue d'un corsage lacé
à manches bouffantes rouges rayées
de blanc, tend vers
l'enfant une terrine couverte. Tout à droite, Joseph,
incommodément et gauchement accroupi,
jette sur le groupe
l'éclat d'une chandelle; de la main gauche, il fait
écran de ses doigts gourds de travailleur.
Tout au centre, Jésus est endormi, emmailloté, sur une
crèche de paille bien lissée.
Maintenant que le tableau est en gros décrit, je voudrais un
peu parler de la composition.
Je vois deux compositions possibles,
dépendant pourtant l'une de l'autre.
La première
serait de composition très classique : les
deux principaux acteurs situés de part et d'autre de la
toile
limiteraient la scène comme des frontières. Les trois
personnages du fond sont ainsi "parqués",
mais ne sont pas
soutenus. Jésus joue alors le rôle de fond.
Ainsi, on pourrait
représenter graphiquement la composition :
Mais je vois une seconde composition que Georges de La Tour a plus probablement employée : ce serait que les 3 adorateurs reposeraient sur une sorte de berceau formé de toute la famille. On aurait ainsi l'impression d'unité au fond de ces groupes.
Ainsi, la famille serait unie, enserrant ou envelopant
les
adorateurs.
La première composition est plus classique : elle
n'étonnerait pas
de la part d'un Nicolas Poussin, mais la
seconde est plus personelle, plus osée et même plus
symbolique :
elle est très facile pour Georges de la Tour.
Il y a dans ce tableau quelque chose de bizarre :
Georges de la Tour
a renouvelé ses effets : plus de flamme dure éclairant
une apparition
privilégiée; ici la lumière est
si diffuse que l'on croit à une seconde source de
lumière.
Cela donne à cette scène de groupe
(rare chez de La Tour) une impression d'unité; donc pas de
rotation,
car ici la flamme n'est prétexte qu'à
éclairage.
Si on compare tous les visages,
on s'apercçoit que celui de
l'homme à la flûte est plat, comme à deux
dimensions; puis celui de
la servante s'anime, se creuse, et enfin,
Joseph est en tout point modelé. De même, du
côté de
Marie... On peut en déduire que plus un
visage est dans les ténèbres, moins il est
sculpté.
Ce procédé donne de la profondeur
à la toile : on a l'impression de personnages en
demi-cercle.
Ici comme dans les autres toiles de de La tour, le fond est existant,
mais insituable :
on sent la composition arrêtée par
quelque chose d'indéterminable.
Le visage
de Joseph, bien que fruste, est extraordinairement
vénérable, patriarcal même.
Mais malgré
tout, Marie a l'air seule à recevoir la lumière ;
phosphorescente, fière,
haute, inaccessible et absente, elle
est la plus marquée par la flamme divine. Elle est calme;
peut-être
sur ses yeux brillants décèle-t-on des
larmes...
Aucun des acteurs de cette scène
n'exprime les mêmes
sentiments : autour du nouveau-né, 6 sentiments
différents se penchent et admirent :
Marie est
extérieure et calme; le berger est respectueux, admiratif.
L'homme au chalumeau, lui, se réjouit,
s'amuse au spectacle du
nourisson endormi. La servante est émue, affairée,
animée, comme y étant
pour quelque chose... Joseph est
surpris, étonné, mais il est ému.
La scène
s'inscrit en 3 registres superposés. Le
premier, celui des têtes représente le côté
psychologique.
Le second, celui des mains le côté
physiologique, le troisième, non déterminable, est
celui des jambes.
Aussi, de quelque côté que l'on prenne la toile, elle
offre toujours un symbolisme plus ou moins
apparent. Cependant, tous
les gestes convergent vers l'être le plus important :
Jésus. Que ce soit le berger avec
sa houlette, le paysan avec
son chalumeau, la servante avec sa terrine, ou même Joseph avec
sa flamme, ils mettent
Jésus en valeur par leurs attributs
respectifs. Il est le point de mire de tout spectateur, mais pas le
centre au
point de vue de la composition.
Une scène de groupe nécessite une diversité dans
les
costumes que La Tour a admirablement observée; cependant,
une harmonie brune domine encore sur cette toile. Les
contrastes sont
à dessein adoucis pour faire ressortir cette impression de
calme qu'oblige la présence du
poupon.
Le lacet du corsage de la servante rejette le regard de droite et de
gauche.
Tout est composé de manière à faire
suivre à l'oeil un tracé bien déterminé :