"SAINT JOSEPH CHARPENTIER"
Cette toile est composée de deux personnages : Joseph et
Jésus, le père et le fils.
Joseph est vêtu d'une ample chemise blanche à manches
retroussées et d'un tablier de cuir brun; il porte en outre
des soques à double lanière. Sa tête chauve, mais
barbue, est largement penchée sur son travail : il perce une
solive au moyen d'un foret qu'il tient à deux mains.
Jésus est assis, vêtu d'une tunique améthyste,
serrée au-dessus de la taille par un cordon rouge vif. Il
tient de la main droite une forte chandelle qui jette une flamme
démesurément haute, alors que sa main gauche fait
écran... "Etonnante translucidité de ces doigts",
remarque que fait chaque touriste en passant. Son visage très
en lumière est encadré de cheveux blonds qui tombent
frisés sur ses épaules. A terre dans une sorte de petit
tableau particulier, sorte de second registre, gisent un copeau, un
ciseau et un maillet. Malgré l'intensité,
l'incandescence même de la flamme, il n'y a que le visage et le
buste de Jésus, le front et les bras de Joseph qui soient
éclairés. Le reste est noyé soit dans une
demi-pénombre, soit dans une pénombre, cependant,
jamais d'un noir absolu. Le brun domine comme une couleur vitale.
Dans cette toile encore, la loi des lumières est admirablement
observée, un peu forcée peut-être sur le visage
de Jésus. Cette toile est d'une composition, ou plutôt
d'une "distribution des rôles" chère à Georges de
La Tour : un personnage plus en ombre qu'en lumière, comme
"taché" par la lumière que détient l'autre. Ce
dernier, violemment ardent fait l'effet d'une apparition. Il
"détient le Flambeau".
Même effet que dans la Madeleine : les silhouettes sont
nimbées d'une zone d'un brun d'ébéne, plus
marquée pourtant ici. Là aussi on distingue ce fameux
cercle de rotation autour de la flamme, que je commence à
prendre pour un procédé plastique chez Georges de La
Tour. Ce cercle est très net : partant du visage de
Jésus, point culminant de l'intensité, il descend le
long de son bras, de son genou, suit l'outil de Joseph, remonte son
bras pour aboutir à sa tête, ou plus
particulièrement à son front, tache de lumière
que l'on veut considérer comme mystique, don de la flamme
céleste. Un deuxième cercle s'inscrit autour des
silhouettes, plus estompé.
Dans cette toile encore, l'action est inexistante : Joseph ne
travaille plus, le regard rivé sur la flamme. Cet
"instantané" est direct, sans être indiscret. Il est
habilement posé par les deux sujets.
Sur le fond, on voit très nettement se détacher ces
deux bosses bandées que sont le dos et le crâne de
Joseph. Son visage est très curieux et très beau : le
front haut et proéminent, les yeux enchâssés,
encerclés par mille petites rides, la barbe
légère, traitée comme un nuage de
poussière brune, la bouche inexistante, cachée sous
cette barbe. Le bras gauche de Joseph est géométrique,
traité comme un hexagone; trois faces sont apparentes : l'une
dans l'ombre, la seconde faisant transition, et la troisième
dans la lumière, en pleine clarté.
L'apparition, le spectre qu'est le visage de Jésus, n'est
traité qu'en façade. Le visage est seul présent,
suffisant à situer le personnage, et agent du facteur
"surnaturel".
L'impression de compréhension mutuelle est augmentée
par cette communion des regards, avivée et supportée
par le haut de la flamme, point d'attache de chaque regard.
Il n'y a pas de fond précis : peut-être se trouve-t-il
à deux ou trois centimètres, peut-être à
plusieurs mètres. Du reste peu nous importe. Là comme
dans tous les autres tableaux de La Tour, la scène est assez
intelligible, assez située; le plancher n'est plancher que
là où il est foulé par les modèles. Plus
loin, il s'immatérialise insensiblement, puis se perd dans
l'abstraction pourtant présente du fond.
Dans cette toile, la facture est plus dure que dans les deux autres
tableaux. Que ce soit dans la Madeleine ou dans l'Adoration
des bergers, les contrastes et les effets sont moins saisissants.
Dans la Madeleine, pour respecter et augmenter
l'élément de silence et de méditation, dans
l'Adoration des Bergers, pour souligner la douceur, l'émotion
que donne cette fleur nouvelle qu'est un nouvveau-né.
Mais non ! Ici, le sujet est traité d'"homme à homme",
si j'ose dire. La gravité de ce spectre, tout enfant qu'il
soit, a quelque chose de profondément mûr.
Sous cette enveloppe frêle de profonde puérilité,
on lit déjà une maturité bien digne du fils de
Dieu.
Jésus est traité sans plus d'égard que le vieux
Joseph. Il en arrive même à avoir l'air plus sage et
plus vénérable que son père !
Georges de La Tour ne nous a pas donné un enfant rose et
potelé qui fait rire d'aise les visiteurs. L'enfant est
déjà un homme. Sa gravité même n'a rien
d'amusant.
Joseph est représenté en simple charpentier, ce qu'il
était d'ailleurs. Fruste, rustique, il travaille...
Le Fils donne au père.