"LA MADELEINE A LA VEILLEUSE"

Cette toile est celle que je préfère d'entre toutes : elle me tranquilise et me donne confiance. Sa composition sobre mais "opulente", si j'ose dire, est peut-être l'image du sentiment de contrastes qu'elle me donne. Ces contrastes à eux tous ne déparent pourtant pas l'unité pleinière de la toile.

Je suis allé un matin au Louvre et je me suis longuement penché sur cette toile, et voici ce que j'en ai tiré :

La Madeleine est assise, le corps posé de trois-quarts, la tête de profil; son pied droit offre un étonnant raccourci alors que son pied gauche est de profil. Son visage penché repose sur sa main gauche; son bras, contrairement à ce que l'on croit d'abord, n'est pas posé sur la table.

Sa main doite caresse un crâne qui n'a que le maxillaire supérieur, posé sur ses genoux.

Elle est vêtue d'une chemise blanche froncée à manches trois-quarts bouffantes. La chute de la chemise a dénudé son épaule et une large partie de son bras. Sa curieuse jupe droite est d'un rouge-noir rappelant la lie de vin. Elle est retenue au dessus de son ventre tendu en avant par une forte corde de chanvre.

Sur la table, une veilleuse en forme de verre jette une longue flamme qui se perd dans le mystère du fond.

A côté, deux livres très épais l'un sur l'autre, et, sur un crucifix rustique, une discipline maculée de sang laisse pendre ses lanières sous la table.

Voilà ce que voit toute personne qui consent à s'arrêter quelque peu devant cette toile. Mais, en approfondissant, le tableau ne nous livrera-t-il pas quelques-uns de ses trésors ? Peut-être mes observations paraîtront-elles un peu décousues, mais je préfère les rendre telles qu'elles se sont données à ma vue.

Il est curieux d'observer que bien que ce soit la nuit, à aucun endroit du fond on n'aperçoit du noir : tout est brun, brun-marron, brun-noisette, beige, ou même brun-roux; ainsi la jupe peut-elle être en bons termes avec les autres couleurs. D'ailleurs c'est la jupe ou plus particulièrement le ventre, plus en lumière, qui accapare le premier toute l'attention du visiteur, vite détournée sur la flamme de la veilleuse, axe de rotation de toute la composition, c'est-à-dire, du tableau. Le regard suit immanquablement le cercle amorcé par le mouvement de la tête de la Madeleine; il suivra le vide jusqu'à l'extrémité droite des livres, viendra aux genoux du sujet, au maxilaire du crâne et remonter le bras droit pour s'arrêter à l'épaule. L'intérieur de ce cercle abstrait forme à lui seul le tableau.

L'entourage est superflu, si ce ne sont les jambes, piliers de cette composition. Donc ce cercle est seul "sujet". Tous les objets nécessaires y sont concentrés; le reste est addition nécessaire à l'incontestable facteur mystère.

L'épaule elle-même est séparée du fond par une dure et épaisse ligne d'un brun très foncé, mais pourtant adoucie du côté du corps par une zone de transition d'un brun rouge. Cette zone est en quelque sorte une "lumière de la nuit". Ainsi toute la silhouette est très foncée, alors que plus loin, le fond redevient acajou par éclairage de la veilleuse : il y a là une très savante observation des jeux de lumière.

La Madeleine a la poitrine très nettement amorcée sur la chair nue; mais lorsque celle-ci est recouverte d'étoffe, la poitrine disparaît complètement.

A noter aussi l'étonnant non-modelé de l'épaule droite, du côté de la poitrine; pas d'artifice facile : seule une ligne d'ocre roux le sépare de la gorge, plate elle aussi, mais plate de lumière, plate de l'extérieur, et non pas plate physiquement. C'est plus qu'une surface de chair, une surface de lumière.

On peut d'ailleurs remarquer que les chairs de la Madeleine ont l'air d'avoir été tournées au tour de potier : avant-bras, visage sans arête, lisse mais intensément vivant; les cheveux eux-même font casque, ou mieux, calotte.

Tout effet facile a été évité: plaies ou veines, ou extase, autant d'agents d'un pathétique à grand spectacle. La Madeleine souffre noblement. La présence du fouet nous suffit pour savoir qu'elle se fustige. On la sait en présence de Dieu par cette absence du regard.

Plus les chairs sont proches de la veilleuse, plus elles sont claires; ainsi l'avant-bras gauche est presque blanc. Sur le corps de la Madeleine, les contrastes sont brutaux, ils donnent l'impression de masse et de force, mais sans lourdeur: avec de la grâce, alors que dans les objets, petites natures mortes à eux seuls, le fondu des tons domine l'âpreté des matières.

Bizarre aussi la présence des jaunes, tous différents; pourtant le plus vif et le plus attachant est celui de la veilleuse, posé comme un point au centre du tableau.

A l'extrême droite, une dernière tache de lumière vive pousse la composition plus loin, prolonge la perspective et fait se détacher les yeux du tableau.